La Poésie des Muses

Créoles

Créoles

 

 

- Vocabulaire: nègre, créole

 Rappelons que le mot "créole" désigne  "une personne de race blanche née dans les colonies...(en particulier les Antilles)"  

(Dictionnaire culturel...Alain Rey.)

 

- Le mot "nègre" et son féminin "négresse" possèdent aujourd'hui une connotation clairement raciste. Etait-ce aussi net au début du 19ème siècle? Alain Rey cite une réplique de Camara Laye (Dramouss,1966, p. 60-61): "Un Noir, plutôt, je m'excuse. Je ne sais pas, nous ne savons pas ici s'il faut dire nègre ou noir". Chez Louise Arbey qui prend la défense des (noirs), le terme ne paraît pas péjoratif. Chez Anaïs Ségalas, obsédée par les différences de couleur, la chose est moins claire, malgré une approche empathique.

 

 Il importe donc d'écouter les harmoniques délivrées par tel ou tel de ces termes, créole(s), créolités, nègre(sse), noir, utilisé dans le titre d'un recueil ou d'un  poème ou dans le poème lui-même. 

 

Pour situer les 4 poétesses

Desbordes-Valmore, née à Douai en 1786 (décès en 1859), a vécu quelques années de son adolescence en Guadeloupe. Son roman "Les Veillées des Antilles"...

 

Anaïs Ségalas (1819-1895) n' a pas de lien direct avec les Antilles. Elle (n')est (que) la fille d'une créole de Saint-Domingue, Anne Bonne Portier.

 

Louise Arbey (Mme Louise de Lafaye, née Arbey). Je n'ai pu obtenir d'informations sur cette poétesse rarement citée malgré la qualité de son recueil "Les Créoles" publié en 1847.

 

Drasta Houël

 

 Enjeux


- Desbordes-Valmore et Drasta Houël se font écho: elles choisissent, à un siècle de distance,  d'investir la langue créole elle-même. Cette aurore, ces baisers, ce soleil et l'ombre même des ...bananiers me font penser à la Renaissance. Par ailleurs, le fait de présenter deux versions du poème, l'une en créole et l'autre en français a peut-être pour but de faciliter la tâche du lecteur, mais il creuse aussi la distance entre deux langues. Malgré la traduction des fables de la Fontaine en créole en 1931, il a fallu encore plusieurs décennies pour voir celui-ci accéder au statut de langue à part entière. Elles font donc figures de précurseures.

 

-  les propos de Louise Arbey plus âpres sonnent comme une dénonciation du pouvoir colonial. Le suicide de la "négresse", d'ailleurs, n'est pas sans évoquer celui de Sapho... Conjugaison des deux malheurs, celui d'une femme dont on a abusé et d'une esclave (servante noire) à laquelle on enlève l'enfant? La thèse citée par Adrianna M. Palienko, selon laquelle, dans le cadre colonial, les romancières britanniques ont investi les représentations d'esclaves de leur propre sentiment d'infériorité féminine, concernerait donc aussi certaines poétesses françaises (note)!

 

- Anaïs Ségalas n'a pas bonne réputation. Luce Czyba avait instruit son procès dans la fiche qu'elle lui consacrait dans l'ouvrage collectif "Femmes poètes du 19ème siècle" (1). Les griefs sont lourds: la mièvrerie du style, son antiféminisme, son opportunisme etc... Adrianna M. Paliyenko (2) ajoute à cela, en 2004, ses préjugés raciaux et son obsession de la couleur de peau qui consacrerait définitivement la supériorité de l'homme blanc sur le noir.

   Je reste malgré tout troublé par le poème intitulé "Un nègre à une blanche", où elle se livre à un double décentrement énonciatif, Anaïs Ségalas faisant parler un homme noir. Que faut-il entendre en définitive? Serait-ce le témoignage d'une formidable empathie lui permettant de traduire la souffrance morale du noir ou la dénonciation d'une naïveté qui fait croire à cet homme qu'il est réellement beau alors qu'il s'agit peut-être d'un autre Jupiter, personnage d'un roman d'Anaïs Ségalas, "un nègre de race africaine du noir le plus beau, ou pour mieux dire le plus laid...", Devant cette paraphrase inversée du Cantique des Cantiques ("Nigra sum sed formosa"), qui en adopte parfois la tonalité, la dernière hypothèse étant, malgré tout, difficile à soutenir, mon hésitation persiste.

 

1 - Sous la direction de Christine Planté: Femmes poètes du 19ème siècle, une anthologie, PUF, 1998.

2 - Adrianna M. Paliyenko, Colby College: Reading "Race" in Nineteenth-Century France, February 14, 2004


 

 Desbordes-Valmore


(Poésies de Mme Desbordes-Valmore, 1820, p. 156). L'anthologie de Christine Planté ne cite que la version créole. En réalité, la version française l'accompagne et fait sens avec elle.

 

 

Le réveil créole 

 

N'a plus pouvoir dormir tout près toi dans cabane,

Sentir l'air parfumé courir sur bouche à toi,

Gagner plaisir qui doux passé mangé banane,

Parfum là semblé feu qui brûler coeur à moi.

Moi vlé z'éveiller toi.

 

Baï moi baiser si doux, n'ôser prend-li moi-même,

Guetter réveil à toi... longtemps trop moi languir.

Tourné côté coeur moi, rend-li bonheur suprême,

Mirez l'Aurore aller qui près toi va pâlir.

Longtemps trop moi languir!

 

Veni sous bananiers, nous va trouver z'ombrage;

Petits oiseaux chanter quand nous causer d'amour.

Soleil est jaloux moi; li caché sous nuage,

Mais trouvé dans yeux toi l'éclat qui passé jour.

Veni causer d'amour.

 

Non, non, toi plus dormir, partager vive flamme,

Baisers toi semblé miel cueilli sur bouquet fleurs.

Coeur à toi soupirer, veni chercher mon âme;

Prends-li sur bouche à moi, li couri dans mes pleurs.

Moi mourir sous des fleurs.

 

 

La même romance

 

Sur ce lit de roseau puis-je dormir encore?

Je sens l'air embaumé courir autour de toi.

Ta bouche est une fleur dont le parfum dévore.

Approche, ô mon trésor, et ne brûle que moi.

Eveille, éveille-toi!

 

Mais ce souffle d'Amour, ce baiser que j'envie,

Sur tes lèvres encor je n'ose le ravir;

Accordé par ton coeur, il doublera ma vie.

Ton sommeil se prolonge, et tu me fais mourir.

Je n'ose le ravir!

 

Viens, sous les bananiers nous trouverons l'ombrage;

Les oiseaux vont chanter en voyant notre amour.

Le soleil est jaloux; il est sous un nuage;

Et c'est dans tes beaux yeux que je cherche le jour.

Viens éclairer l'Amour!

 

Non, non, tu ne dors plus, tu partages ma flamme.

Tes baisers sont le miel que nous donnent les fleurs.

Ton coeur a soupiré; viens-tu chercher mon âme?

Elle erre sur ma bouche, et veut sécher tes pleurs.

Cache-moi sous des fleurs!

 

 


 

 

- Anaïs Ségalas:

un nègre à une blanche

(Les oiseaux de passage, p. 253, (1836)

 

 

 

Un nègre à une blanche

O blanche, tes cheveux sont d'un blond de maïs,
Et ta voix est semblable au chant des bengalis!
Si tu voulais m'aimer, ce serait douce chose!
Un peu d'amour au noir, jeune fille au teint frais:
Le gommier n'a-t-il pas, dans nos vastes forêts,
Sur son écorce brune une liane rose!

Un nègre a sa beauté: bien sombre est ma couleur,
Mais de mes dents de nacre on voit mieux la blancheur;
Tes yeux rayonnent bien sous tes cils fins, longs voiles,
Mais regarde! les miens ont un éclat pareil:
Ton visage est le jour, tes yeux c'est le soleil;
Mon visage est la nuit, mes yeux sont des étoiles!

Sois ma compagne: au pied du morne que voilà,
Vois ce petit carré de manioc; c'est là
Que pour te recevoir, j'ai préparé ma case:
Ton hamac de filet, de plumes est orné;
De peur qu'un maringouin à ton front satiné
Ne touche, je t'ai fait la moustiquaire en gaze.

Viens; je te donnerai tous mes cactus en fleur,
Et je te cueillerai des fruits pleins de saveur,
Goyaves, ananas. Oh! suis-moi, blanche femme,
Afin que je te serve et te parle à genoux!
Qu'importe ma couleur, si je suis bon et doux,
Et si le noir chez moi ne va pas jusqu'à l'âme!

Si tu veux, pour t'avoir coquillage et corail,
Un oiseau-mouche, oiseau d'escarboucle et d'émail,
J'irai dans la savane et près des tièdes lames,
A l'heure où s'enfuirait le blanc le plus hardi;
Lorsque de tous côtés la chaleur de midi
Enveloppe le corps, comme un manteau de flammes.

O blanche, tes cheveux sont d'un blond de maïs,
Et ta voix est semblable au chant des bengalis!
Si tu voulais m'aimer, ce serait douce chose!
Mais quoi! tu fuis le noir, jeune fille au teint frais;
Oh! plus heureux que moi, le gommier des forêts
Sur son écorce brune a sa liane rose!

 

 


 

 

 Louise Arbey


La négresse, P. 18 Les Créoles, 1847

 Fin du poème

 La mère créole préfère mourir avec son enfant de sept ans, conçu semble-t-il avec le mari de sa maîtresse, plutôt que de le voir acheté par quelque négrier.. Le suicide n'est pas loin de rappeler celui de Sapho. Cette fin de poème sonne comme un réquisitoire.

 

 

 

 La négresse

 

 

 Femme blanche, oh! de vous comment pouvais-je attendre

 

Quelque pitié pour nous! Votre sort est si doux!

 

Favorites du ciel! vos fils seront à vous,

 

Et vous n'aurez jamais, dans leurs enchaînée,

 

Baisant leurs blonds cheveux, maudit leur destinée,

 

Oh! vous ne craindrez pas, vous, qu'un maître brutal,

 

Sur leur corps frémissant lève son fouet fatal!

 

Vous ne les verrez pas, oh! comble de misère!

 

Plaintifs et tout pleurants, arrachés à leur mère!...

 

De l'or! mon dieu, de l'or, pour racheter mon fils!

 

Mais où trouver de l'or?..... Mon fils? Oh! les maudits

 

Peut-être en donneront!..... Paul, dis-moi? suis-je belle?

 

Qu'as-tu maman?.... j'ai peur!! Ah je suis bien cruelle

 

N'est-ce pas?..... Non, pour toi mon fils, je ne puis rien,

 

La mort....ta mère est folle, enfant, tu le vois bien.

 

Ne pleure pas, mon fils, de ta bouche innocente,

 

"Maman, pourquoi si fort me serrer dans tes bras?

 

Ne dis rien, ne dis rien, tu ne souffriras pas!.....

 

Mon fils! mon fils si beau! mon orgueil et ma joie,

 

Oh! laisse-moi baiser ta paupière de soie,

 

Tes yeux bleus languissants et doux comme les siens,

 

Ton pauvre père!... ô Paul! reste dans mes bras, viens!"

 

Claire alors, du sommet de son rocher humide

 

Promena sur les flots un long regard stupide,

 

Puis la mer en grondant reçut deux corps pesants;

 

Ce jour-là Paul avait sept ans.

 

 

 


 

Paule Riversdale

 

(Renée Vivien et Zyulen de Nyevelt )

 

Créoles

 

 

Le soir frémit encor de nos anciens aveux

Sur les pics foudroyés que l’ouragan ravage…

Laisse-moi respirer l’odeur de tes cheveux.

 

Sous tes pas de créole enfant, traîne un sillage

D’échos et de reflets, d’angoisses et de vœux ;

Tes seins ont la fraîcheur d’une rose sauvage.

 

Une vapeur légère estompe le contour

Des montagnes d’azur, et l’eau semble se taire

Pour recueillir le souffle agonisant du jour.

 

Mon être émerveillé contemple ce mystère,

Ce miracle : t’avoir inspiré de l’amour !

Et je plains le néant de l’être solitaire.

 

Dans le soir où languit un rêve oriental,

Tes paupières de pourpre ont de lourdes paresses :

L’air est chargé de nard, de myrrhe et de santal.

 

Et, comme un défilé de funèbres prêtresses,

Baissant leurs fronts gemmés d’argent et de cristal,

Les étoiles du Sud consacrent nos ivresses.

 

Les longs pressentiments, les lueurs et les vœux

T’auréolent ainsi qu’une rouge couronne :

Sous tes pas se déroule un sillage d’aveux.

 

Vois flamber le minuit que la fièvre aiguillonne :

Laisse-moi respirer l’odeur de tes cheveux

Et te soumettre enfin à mes ruts de lionne.

 

Echos et reflets, 1903

 

 



27/05/2012
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