La Poésie des Muses

Eloge du corps (Années 1920)

Eloge du corps

(Années 1920)

 

 

Marie Nizet et Anna de Noailles 

 

    Entre l'approche néoclassique et volontiers roccoco des poétesses lesbiennes des années 1900 et le spiritualisme exténué des années 1930 (l'âme y est incontournable!), deux poèmes tentent de redonner au corps sa dignité. On pense à la formule de Roland Barthes: "Qu'est-ce que l'âme? - C'est le nom que l'on donnait au corps au XIXème siècle!"

Qu'est-ce donc que le corps pour le XXème siècle? 



Marie Nizet

 

 La torche

Je vous aime, mon corps, qui fûtes son désir,
Son champ de jouissance et son jardin d'extase
Où se retrouve encor le goût de son plaisir
Comme un rare parfum dans un précieux vase.

Je vous aime, mes yeux, qui restiez éblouis
Dans l'émerveillement qu'il traînait à sa suite
Et qui gardez au fond de vous, comme en deux puits,
Le reflet persistant de sa beauté détruite.

Je vous aime, mes bras, qui mettiez à son cou
Le souple enlacement des languides tendresses.
Je vous aime, mes doigts experts, qui saviez où
Prodiguer mieux le lent frôlement des caresses.

Je vous aime, mon front, où bouillonne sans fin
Ma pensée à la sienne à jamais enchaînée
Et pour avoir saigné sous sa morsure, enfin,
Je vous aime surtout, ô ma bouche fanée.

Je vous aime, mon coeur, qui scandiez à grands coups
Le rythme exaspéré des amoureuses fièvres,
Et mes pieds nus noués aux siens et mes genoux
Rivés à ses genoux et ma peau sous ses lèvres...  

Je vous aime ma chair, qui faisiez à sa chair
Un tabernacle ardent de volupté parfaite
Et qui preniez de lui le meilleur, le plus cher,
Toujours rassasiée et jamais satisfaite.

Et je t'aime, ô mon âme avide, toi qui pars
- Nouvelle Isis - tentant la recherche éperdue
Des atomes dissous, des effluves épars
De son être où toi-même as soif d'être perdue.
  
Je suis le temple vide où tout culte a cessé
Sur l'inutile autel déserté par l'idole ;
Je suis le feu qui danse à l'âtre délaissé,
Le brasier qui n'échauffe rien, la torche folle...

Et ce besoin d'aimer qui n'a plus son emploi
Dans la mort, à présent retombe sur moi-même.
Et puisque, ô mon amour, vous êtes tout en moi
Résorbé, c'est bien vous que j'aime si je m'aime.

Pour Axel de Missie, 1923

 

 

Anna de Noailles

 

 (Ils ont inventé l'âme...)

 

Ils ont inventé l'âme afin que l'on abaisse

Le corps, unique lieu de rêve et de raison,

Asile du désir, de l'image et des sons,

Et par qui tout est mort dès le moment qu'il cesse.

 

 

Ils nous imposent l'âme, afin que lâchement

On détourne les yeux du sol, et qu'on oublie,

Après l'injurieux ensevelissement,

Que sous le vin vivant tout est funébre lie.

- Je ne commettrai pas envers votre bonté,

Envers votre grandeur, secrète mais charnelle,

O corps désagrégés, ô confuses prunelles,

La trahison de croire á votre éternité.

Je refuse l'espoir, l'altitude, les ailes,

Mais étrangère au monde et souhaitant le froid

De vos affreux tombeaux, trop bas et trop étroits,

J'affirme, en recherchant vos nuits vastes et vaines,

Qu'il n'est rien qui survive à la chaleur des veines!

 

L'Honneur de souffrir, 1927 

 




23/04/2012
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